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Interdiction de toute publicité par les médecins et les chirurgiens-dentistes : alerte de l’Autorité de la concurrence sur la mise en conformité du Code de la santé publique

Public - Santé
22/01/2019
L’Autorité de la concurrence se prononce sur sa compétence en matière d’examen des pratiques mises en œuvre par les ordres professionnels. En dépit de l’irrecevabilité des saisines dans les deux affaires, elle insiste sur la nécessité de modifier, à brève échéance, les dispositions règlementaires relatives à la publicité des médecins et chirurgiens-dentistes, afin de tenir compte de l’évolution de la jurisprudence de la CJUE.
Les faits et la procédure

Par deux courriers du 7 mars 2017, l’Autorité de la concurrence a été saisie de plaintes des sociétés Groupon France SAS et Groupon International Limited (ci-après ensemble « la société Groupon »), dirigées contre des pratiques mises en œuvre d’une part, par le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux et, d’autre part, par le Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes (CNOCD) dans le secteur de la promotion par Internet de soins dentaires.
La société Groupon dénonce des pratiques de boycott, contraires aux articles L. 420-1 du Code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux à visée esthétique et de soins dentaires et, de manière plus générale, dans les secteurs dans lesquels elle développe ses activités.
Par deux décisions du 10 juillet 2018, le rapporteur général décide que l’affaire doit être examinée par l’Autorité sans établissement préalable d’un rapport (C. com., art. L. 463-3 et R. 463-12) ; les griefs sont notifiés aux parties et au commissaire du Gouvernement le 13 juillet 2018.

Dans les deux décisions, la démarche de l’Autorité de la concurrence est identique. Après avoir rappelé les missions respectives du CNOM et du CNOCD, elle énumère les règles professionnelles applicables aux médecins et aux chirurgiens-dentistes, notamment celles, déontologiques, relatives à la publicité (C. santé publ., art. R. 4127-19 et s. pour les médecins et C. santé publ., art. R. 4127-209 et s. pour les chirurgiens-dentistes). Puis, classiquement, elle s'attache à définir l'activité de la société Groupon et détaille les offres de soins à visée esthétique et de soins dentaires proposées, ainsi que leurs modalités de diffusion.

Dans les deux affaires, la société Groupon dénonce la mise en œuvre, par les ordres, d’une « campagne de communication et une stratégie de harcèlement » des médecins et chirurgiens-dentistes ayant recours à son service, notamment par l’exercice de différentes actions judiciaires et disciplinaires, accompagnées d'une communication publique visant à dénoncer les agissements de Groupon et des professionnels de santé recourant à ses services, jugés contraires aux règles de déontologie des deux professions. Et, pour la société saisissante, ces pratiques ont réduit la concurrence sur le marché de la promotion sur Internet d'actes médicaux et de soins dentaires et dissuadé les professionnels de santé de recourir à ses services par crainte des sanctions disciplinaires.
Dans les deux affaires, les pratiques observées conduisent le rapporteur général à notifier notamment que le CNOM et le CNOCD ont restreint la concurrence sur le marché de la promotion sur Internet d’actes médicaux incluant notamment des actes médicaux et de soins dentaires, tous incluant des soins à visée esthétique. Ce comportement anticoncurrentiel a eu pour conséquence d’entraver, d’une part, le libre exercice de l’activité économique exercée par la société Groupon et, d’autre part, le libre jeu de la concurrence en matière de fournitures de prestations à visée esthétique. Ceci, en interdisant aux praticiens, de manière générale et absolue, le recours à tous procédés directs ou indirects de publicité sur Internet. Or cette pratique qui a un objet et un effet potentiel ou réel relève d’une action concertée prohibée en application de l’article L. 420-1 du Code de commerce et de l’article 101 du TFUE.


Compétence de l’Autorité relativement aux pratiques des ordres professionnels

Et il convient, ici, de tenir compte du fait que ces ordres peuvent agir dans le cadre d’une mission de service publique ou/et exercer des prérogatives de puissance publique. Or la nature administrative des actes et décisions est exclusive de la compétence de l’Autorité de la concurrence (T. confl., 4 mai 2009, n° 3714 ; Cass. com., 16 mai 2000, n° 98-11.800, Bull. civ. IV, n° 99 ; Cons. conc., déc. n° 07-D-41, 28 nov. 2007 ; Aut. conc., déc. n° 09-D-17, 22 avr. 2009).
Toutefois, il est tout aussi constant, à l’inverse, que l’Autorité de la concurrence est compétente lorsque « ces organismes interviennent par leurs décisions hors de cette mission ou ne mettent en œuvre aucune prérogative de puissance publique » (Cass. com., 16 mai 2000, précité), ainsi que pour connaître des pratiques d’une personne publique ou d’une personne privée exerçant une mission de service public lorsqu’elles sont « détachables de l’appréciation de la légalité d’un acte administratif » (T. conf., 18 oct. 1999, n° 03174). Or, il en est ainsi lorsqu’un ordre professionnel sort de sa mission, par exemple en diffusant des mises en garde constituant un appel à un boycott collectif (Cons. conc., déc. n° 97-D-18, 18 mars 1997), lorsqu’il adresse à des tiers un courrier ou une note dans lequel il se livre à une interprétation de la législation applicable à son activité (Cons. conc., déc. n° 05-D-43, 20 juill. 2005) ou bien encore lorsqu’il invite les professionnels à adopter telle ou telle attitude sur le marché sur lequel ils opèrent, sous la forme de mises en garde ou de consignes, ce qui constitue une intervention dans une activité de services (Cons. conc., déc. n° 09-D-07, 12 févr. 2009, confirmé par Cass. com., 7 juin 2011, n° 10-12.038).

De son côté, comme le relève l’Autorité de la concurrence dans les deux décisions commentées, le Tribunal de l’Union a eu l’occasion de se prononcer sur le point de savoir si les pratiques d’un ordre professionnel entraient dans le champ d’application de l’article 101 du TFUE ou si elles constituaient une activité de puissance publique ne relevant pas de ces dispositions. Si l’acte ou la décision en cause se rattache à l’exercice d’une prérogative de puissance publique, il tombe, en principe, en dehors du champ d’application de l’article 101 du TFUE. Mais « l’existence d’une telle prérogative ne saurait offrir une protection absolue contre toute allégation de comportement restrictif de concurrence, puisque l’exercice manifestement inapproprié d’un tel pouvoir consisterait, en tout état de cause, en un détournement de ce pouvoir » (Trib. UE, 10 déc. 2014, déc. n° T-90/11). L’Autorité note que, dans cette même affaire, la Commission avait, quant à elle, considéré que les décisions adoptées par cet ordre avaient pris « l’apparence, et seulement l’apparence de décisions relevant de l’exercice de prérogatives de puissance publique » (Commission européenne., 8 déc. 2010, aff. 39510, § 548).


Irrecevabilité des saisines de la société Groupon

Dans les deux affaires, l’Autorité de la concurrence énumère les dispositions réglementaires sur lesquelles se sont respectivement fondés le CNOM et le CNOCD pour mettre en œuvre les différentes actions judiciaires et disciplinaires et les communications publiques visant à dénoncer les agissements de la société Groupon et des professionnels concernés, comme étant contraires aux règles déontologiques de la profession.
Or, spécifiquement, les articles R. 4127-19, R. 4127-215 et R. 4127-225 du Code de la santé publique s’avèrent contraires au droit européen, particulièrement à l’article 56 du TFUE et à l’article 8 de la Directive sur le commerce électronique (Dir. (CE) n° 2000/31/CE, 8 juin 2000, JOCE n° L 178/1, 17 juill.).
La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a en effet considéré, dans l’arrêt Vanderborght, que la Directive précitée doit être interprétée « en ce sens qu’elle s’oppose à une législation nationale […] qui interdit de manière générale et absolue toute publicité relative à des prestations de soins buccaux et dentaires, en tant que celle-ci interdit toute forme de communications commerciales par voie électronique, y compris au moyen d’un site Internet créé par un dentiste ». Et dans cette affaire relative de la conformité à l’article 56 du TFUE, de la législation belge applicable aux chirurgiens-dentistes, la CJUE a jugé qu’« une telle législation nationale doit être considérée comme emportant une restriction à la libre prestation des services ». Or cette restriction ne peut être justifiée par l’impératif de protection de la santé publique ou la dignité de la profession de dentiste, au motif que « les objectifs poursuivis par la législation en cause au principal pourraient être atteints au moyen de mesures moins restrictives encadrant, le cas échéant de manière étroite, les formes et les modalités que peuvent valablement revêtir les outils de communication utilisés par les dentistes, sans pour autant leur interdire de manière générale et absolue toute forme de publicité » (CJUE, 4 mai 2017, aff. C-339/15).
L’Autorité de la concurrence rappelle également une autre décision récente de la CJUE, rendue à propos de la conformité de l’article R. 4127-215 du Code de la santé publique, à l’occasion de laquelle la Cour a estimé que « l’article 8 de la directive 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui interdit de manière générale et absolue toute publicité des membres de la profession dentaire, en tant que celle-ci leur interdit tout recours à des procédés publicitaires de valorisation de leur personne ou de leur société sur leur site Internet » (CJUE, 23 octobre 2018, aff. C-296/18).

Compte tenu de ces arrêts, il apparaît que l’article R. 4127-215 du Code de la santé publique est contraire à l’article 8 de la directive 2000/31 (précitée). De même, il apparait, mutatis mutandis, que les articles l’article R. 4127-19 et R. 4127-225 du Code de la santé publique, en tant qu’ils prévoient une interdiction générale et absolue de toute publicité, directe ou indirecte, respectivement pour les médecins et pour les chirurgiens-dentistes, sont compatibles avec l’article 56 TFUE et la directive 2000/31 sur le commerce électronique. Or, comme le souligne également l’Autorité de la concurrence, de tels constats ont également effectués par le Conseil d’État dans son étude relative à la règlementation applicable en matière d'information et de publicité aux professionnels de santé : « s’il devait se confirmer que l’arrêt Vanderborght [CJUE, 4 mai 2017, aff. C-339/15] doit être interprété comme impliquant de garantir le droit de tout professionnel de santé à recourir, même de manière très encadrée, à des formes de "communication commerciale" ou de "publicité" au sens de la jurisprudence de la Cour, la réglementation française s’exposerait aux mêmes critiques que celle applicable en Belgique » (CE, 3 mai 2108, Règles applicables aux professionnels de santé en matière d'information et de publicité, Doc. fr., juin 2018, p. 63).

De tels constats sont, en tant que tels, de nature à influer sur l’analyse des actes et décisions pris par un ordre professionnel tels que le CNOM ou le CNOCD. En effet, la primauté du droit communautaire exige que soit laissée inappliquée toute disposition d'une loi nationale contraire à une règle communautaire et ce devoir de laisser inappliquée une législation nationale contraire au droit communautaire incombe non seulement aux juridictions nationales, mais également à tous les organes de l'État, y compris les autorités administratives (voir not. CJCE, 22 juin 1989, aff. 103/88 ; CJUE, 9 sept. 2003, aff.  C-198/01). C’est la raison pour laquelle, dans les deux présentes affaires, les services d’instruction ont considéré qu’il convenait de laisser inappliquées les dispositions des articles R. 4127-19, R. 4127-215 et R. 4127-225 du Code de la santé publique et de constater, aux cas d’espèces, des pratiques de boycott commises par le CNOM et le CNOCD.
Néanmoins, l’Autorité constate que, indépendamment de toute appréciation de l’existence des boycotts et de la contrariété des dispositions précitées du Code de la santé publique avec le droit européen, les interventions du CNOM et du CNOCD sont aussi fondées sur plusieurs dispositions essentielles applicables aux médecins et aux chirurgiens-dentistes, dont la conformité avec le droit européen n’est pas remise en cause. Et ces agissements relèvent de l’accomplissement par les ordres concernés, des missions de service public qui leur sont dévolues par la loi, en particulier, le devoir de veiller au respect de la déontologie par les professionnels concernés et la défense de l’honneur et de l’indépendance de la profession. Ces actions traduisent ainsi, dans les circonstances de l’espèce, l’exercice tant par le CNOM, que par le CNOCD, dans une mesure non manifestement inappropriée, de prérogatives de puissance publique. Il en résulte que les pratiques reprochées ne relèvent pas de la compétence de l’Autorité et que les saisines doivent donc être déclarées irrecevables en application du 1er alinéa de l’article L. 462-8 du Code de commerce.


Nécessité de réformer le dispositif existant

Dans les deux décisions commentées, l’Autorité de la concurrence souhaite, néanmoins, « insister sur la nécessité de modifier, à brève échéance, les dispositions règlementaires relatives à la publicité, afin de tenir compte de l’évolution de la jurisprudence de la CJUE ». Et, ce, dès lors qu’une modification permettra non seulement d’assurer la conformité des dispositions règlementaires concernées avec le droit européen, mais aussi d’assurer la pleine efficacité des principes déontologiques qui s’imposent aux médecins et aux chirurgiens-dentistes, dont notamment l’interdiction d’exercer la profession comme un commerce, l’indépendance, la dignité et la confraternité. L’Autorité relève également, à la suite de la CJUE, que le droit européen permet aux États membres de définir des réglementations relatives à la publicité des professions libérales, dès lors que celles-ci ne comportent pas d’interdiction générale et absolue.
L’Autorité de la concurrence rappelle enfin que des discussions institutionnelles sont actuellement en cours en vue d’une refonte - « des plus nécessaires » - des dispositions réglementaires applicables à la publicité. Ces réflexions devraient à tenir compte des propositions émises par le Conseil d’État (rapp. précité), parmi lesquelles la suppression de l’interdiction générale de la publicité directe ou indirecte, avec la consécration d’un principe de libre communication des informations par les praticiens au public, sous réserve du respect des règles gouvernant leur exercice professionnel.
Source : Actualités du droit